Bruno Leyval

Journal & autres notes

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Éruption, virus et courant souterrain

L’opposition n’est qu’un mirage des esprits qui cherchent à simplifier en ne percevant le monde que dans sa binarité, excluant entre le noir et le blanc toute la richesse des nuances de gris. Reconnaître Ombre et Lumière, c’est la première étape de la révolution. Il est très difficile — peut-être interdit — d’expliquer complètement par des mots. Les mots glissent, bavent, se désagrègent avant d’atteindre la chose, le cœur de la chose, la moelle de la chose. Le langage est un filtre cassé. La phrase approche, puis fond. Ce qui est là, passe entre les syllabes, dans les blancs, dans les ratés de la bouche. Dès qu’on nomme, ça s’échappe. Dès qu’on décrit, ça mute. Impossible de clouer l’expérience sur la page : elle se débat, elle mord, elle disparaît dans l’interligne. On peut balbutier, fragmenter, répéter comme un mantra défectueux — mais expliquer entièrement — profondément ? Non. Le sens se transmet autrement : par choc, par contagion, par court-circuit, par déflagration. Le sens a besoin de folie pour s’infiltrer, et de folie, l’époque en manque cruellement. Le cryptage surréaliste (ou tous les autres courants contre-culturels capables de dérégler les sens) manque cruellement au monde ; ce monde, ce monde-là, ce monde creux à l’intérieur duquel nous suffoquons, n’a plus accouché d’aucune révolution qui n’en vaille la peine depuis les crêtes roses et le DIY. Les anciens outils ne servent plus. La logique linéaire, les manuels, les discours calibrés — tout s’effondre. Il faut apprendre à lire dans les fissures et dans les plaies, à respirer dans le silence entre les mots, à sentir le tremblement qui traverse les corps quand le sens frappe. La révolution n’est pas un plan, ni une marche ordonnée. Elle est éruption, virus, courant souterrain qui court dans les interstices de la réalité. Les certitudes de jeunesse s’effritent. Chaque concept devient suspect. Je suis de la génération des possibles. No futur. La clarté se transforme en cage. Kurt s’est tiré une balle dans la tronche. Le contrôle en illusion. L’histoire que l’on nous raconte est un théâtre de marionnettes — les fils coupés depuis longtemps, mais les ombres continuent de danser. Simulacre et spectacle. Comprendre ne sert à rien si l’on ne sent pas, si l’on ne laisse pas le chaos pénétrer, griffer, remodeler l’intérieur. Il faut apprendre à recevoir la déflagration sans chercher à la retenir. Flux flux flux. À accepter que le sens nous échappe, et qu’il nous traverse pour transformer ce que nous sommes. Ceux qui ont essayé de fixer, de ranger, d’ordonner, de classifier — ils se sont perdus. Les mots se sont retournés contre eux. La page est devenue piège. Expérimente donc, bordel ! Et pourtant, malgré tout, quelque chose se prépare dans les marges, dans les interstices, dans les gestes minuscules, mais déterminés. La folie nécessaire à la transmission existe encore, même si rare. Elle circule en rumeurs, en éclats de couleur, en chants déformés, en gestes bricolés. Elle se glisse par effraction dans de grandes cérémonies bruyantes — son du battement ancestral. La révolution véritable ne s’écrit pas. Elle se vit. Elle se partage. Elle se propage comme virus. Mais le monde — ce monde creux — étouffe. Et si personne ne tire sur le câble, si personne n’ouvre la faille, tout reste immobile. L’histoire devient poussière. L’orange domine et le gris s’éteint.


Hara Hara Mahadeva

Hara Hara Mahadeva — syllabes torsadées comme une pâte dans la bouche de mon monde — et de la bave se déplie comme une fumée d’opium sacré. Les épithètes s’entrechoquent, hara / mahadeva, éclats de lames rituelles tournoyant dans le vent noir. Dans les couloirs d’un temple qui n’existe peut-être pas, peut-être plus, bref, les fidèles scandent — ou sont scandés par — la prière, chaque voix détachée de son corps, flottant comme une peau sèche. La reine Padmini, spectre incandescent au bord du brasier, souffle les mots dans un tunnel déformé : hara hara mahadeva — et les dizaines de milliers de femmes deviennent un seul cri fracturé, un seul battement de tambour, et les flammes dévorent les frontières entre chair et histoire, et l’invocation se tord, se répand, se réincarne dans la poussière rouge. La route qui mène au silo (élévateur à godets ou à vis sans fin, air pulsé) est recouverte de rouille glissante. Plus tard — ou plus tôt — les soldats marathes, fièvres en armure, brandissent le même mantra comme une grenade de son, un éclat de divinité pulvérisé sur le champ de guerre. De la poudre, sans doute. Du fard à joues, certainement. Le cri roule, dégringole, ricoche, et Shiva marche peut-être entre les ombres, peut-être dans les nerfs mêmes de ceux qui l’appellent. Tout se superpose : temple, bataille, brasier, prière — une coupure cosmique. Sur l’écran monochrome qui grésille, restent les vestiges d’un voyage altéré. De la sagesse, il en demeure quelques traces, bien sûr — de la poussière d’or sous un tapis de cachemire. Je ne rentre plus dans les habits bariolés, temples d’ego, mystification du paraître. Alors le décor se replie sur lui-même, rideaux de pixels, saccades d’ombres, pelures numériques. Un cercle d’énergie au centre d’une cour. Le monde fait un bruit de néon cassé, un chuintement humide, comme si quelqu’un recyclait des souvenirs dans une arrière-boutique clandestine. Les phrases se dévissent, tombent au sol, insectes nerveux qui cherchent une issue. Pixel mort, encore. Je traverse l’image. Je l’ouvre au cutter. Derrière, rien qu’un corridor rempli de doubles usés, d’autres moi, d’autres versions de moi, des silhouettes frottées à la cendre, qui murmurent mes anciens noms avec la lenteur d’un disque dur fatigué. Ils me tendent leurs costumes flétris — velours, polyester, plastique, morve et sécrétions, mensonges cousus main — et je les refuse tous. Trop serrés, trop chargés de versions antiques & mortes. Alors je marche nu dans la langue. J’arrache les coutures du réel, tire les fils qui dépassent, et tout se démaquille : la ville, les heures, le corps. Une chute contrôlée dans un espace qui grésille (encore) comme une antenne sous acide. Quelque part, une radio pirate diffuse un mode d’emploi pour sortir de soi-même, une sorte de voyage astral, mais les instructions sont en désordre, cryptées, renversées par un vent toxique. Je continue quand même. Je découpe la nuit en fragments utilisables. Je les assemble au hasard : un silence, deux clignotements, un souffle, un masque-visage. Et sous mes doigts, ça bâtit une machine instable, une prière bancale, quelque chose qui ressemble peut-être à un retour — ou à un glitch plus profond. Hara Hara Mahadeva.


Le demi-Christ héron

Position lotus avec tout l’attirail du parfait guru (barbe, bol, encens Nag Champa bleu et perles de santal fumé), à poil sur le canapé face caméra, tilak sur le front, chignon mantra et yeux fermé — Om, terre, cieux, au-delà des mondes, c’est toi, énergie divine, que nous adorons, que ton éclat sacré illumine notre esprit, guide nos pensées vers le juste chemin… Parfois on écrit Aum, mais quelle importance ? Sortir, purifier l’esprit, stimuler l’intelligence, connexion à l’énergie cosmique pour éveiller la conscience spirituelle — méditation souffle respirer nature route. Au coucher du soleil, le héron reste là, immobile, bière, chaise longue et ventriloque, comme un fantôme qui boit un verre sur le bord de la route — ou qui bouquine un vieux livre ésotérique — les voitures surgissent (que des grises et des rouges),  bêtes aveugles (sangliers de fer, d’aluminium et de plastique) vomissant leur souffle de béton, et je vole un rouge à lèvres dans la poche d’un inconnu — épouvantail solitaire, et trace des symboles anciens sur ma peau, la brume grisâtre s’accroche aux champs de maïs (dans les cheveux d’épis sacrifiés) comme une chanson punk que personne ne connaît, derrière l’oiseau la croix de béton attend quelqu’un ou personne, la matière  rongée par les échappements s’est effondrée — demi-Christ figé, pollution fondue sur le visage, particules qui creusent — clous et couronne devenus doigts, pénis absent,  je crie merde au divin et les anges en plastique qui tombent du ciel, le lierre grimpe et m’attrape moi aussi, je touche la pierre, je touche le sang et le fer et le papier, et chaque phrase est un cadavre que je réanime, un collage de désirs, de morts et de néons qui s’effondrent, je suis infinie, je suis héron, je suis demi-Christ, je suis chaos et je ris de tout cela, tout en marchant dans la brume. Je marche, oui, et la brume s’ouvre comme un rideau mouillé, révèle des silhouettes que je reconnais trop tard — moi, encore moi, multiplié, déformé, un chœur d’hommes que j’ai été et que je n’ai jamais réussi à tuer. Ils murmurent des ordres que je ne comprends pas. Le héron me regarde — non, il me juge — son œil jaune m’accuse d’être vivant alors que lui se tient immobile comme un dieu fatigué. Je passe devant la croix, le demi-Christ semble remuer, comme si la pierre voulait respirer, comme si un souffle noir gonflait ses poumons inexistants ; je sens l’odeur du béton brûlé, des haillons pervers et de la foi pourrie. Je retire le rouge à lèvres de ma peau du revers de ma manche, ça laisse une traînée rose et sale, comme une blessure qu’on oublie, mais la couleur revient, elle revient toujours, elle me marque plus fort que les noms que j’ai eus, les corps que j’ai traversés, les guerres intérieures que j’ai perdues. Le lierre serre ma cheville, m’implore presque — ou me retient — alors je tire, j’arrache, j’entends un craquement vivant et je continue d’avancer avec un morceau de corps végétal accroché à moi comme un péché. Psaumes et porcs USB.  Et dans ce monde saturé d’écrans de fumée, de puces sous la peau, de plastique aquatique, de prières et de mystique brisées, quelque chose en moi se soulève, une force ou un gouffre, je ne sais plus — je suis encore en train de marcher, oui, mais chaque pas me dissout un peu, me refond, me recrée, et je me dis que peut-être c’est ça, être vivant — disparaître à chaque seconde pour mieux (re)commencer — tout, absolument tout, même la mort, est un commencement — je marche, je marche et le héron me parle de tarot — arcanes, peut-être je ne sais plus — je vole un rouge à lèvres et la ville explose,  les néons crachent des lettres que je ne peux pas lire (demi-Christ hurle derrière ma tête clous doigts couronne pollution) j’embrasse le béton et le béton m’embrasse et tout s’accélère : retour arrière sang dans les champs de maïs éclats de verre musique punk morte je suis toi et toi et personne le lierre grimpe et descend et m’étouffe peut-être je ris ou je pleure je ne distingue plus la brume de mes larmes je touche un corps qui n’existe pas, qui est moi, qui est eux, qui est l’oiseau le souffle des voitures comme un sabre qui tranche mon cou je saute, je tombe, je flotte, je tombe encore la bière sur le bitume coule rouge rouille et noir chuchote merde à tout je crie avec lui avec moi avec le monde et les anges en plastique s’écrasent sur mes épaules je suis demi-Christ héron chaos et chaque phrase éclate en milliers de fragments je cours je tombe je me relève je disparais je réapparais et la ville est une mer, la croix est un poing, le lierre une langue qui mord et je ris et je hurle et personne ne sait si je suis vivant ou déjà poussière — on s’en fout, en fait — première vision.


Tant que te pousse le vent

Comme poussent les rameaux d’un arbre, comme ils dansent avec le vent, ne t’arrête pas — tant qu’il y a du mouvement. Bouge, bouge, bouge ! ne t’arrête pas de danser tant que te pousse le vent. Lumière brisée en quête, poème d’une importance capitale, et les coutures dans les voiles hermétiques. visions épiques prières persanes mantras ronronnants enfin, temps de rêves Je ne suis plus qu’abandon et colère — la dernière feuille sur la dernière branche d’automne.


Feu froid

Impression de 200 pages et cartouche avariée. Le manuscrit reste en l’état sur la planche à découper. Retour de soirée. Estomac vampire mangeur de bille vomissure pas fraîche. Nuit. Il a fait -7 cette nuit — feu froid. Le bois siffle, encore et encore. Buée sur les fenêtres de la chambre. Buée sur les fenêtres du salon. Reste de Beaujolais. Reste de dents. Trou béant. Salive et pourriture. Tache de sang. Bain de bouche. Maux de tête effervescents. La soufflerie s’affaisse et le peu de chaleur restante stagne autour d’un verre vide. Alors, nous sommes tous encore devant cette vitrine du monde. Musique : les corps des femmes marchandises et les drones qui entre dans les immeubles sans frapper. Le sexe et la mort. Pulsion atmosphérique. Défilement. Les débat des voyants boule de cristal et futur diatopique. La guerre aux portes de l’Europe et les câbles sous-marins arrachés. Note pour plus tard : envisager la mort de nos enfants. Connexion lente — plus de connexion. Insomnie et pensées érotiques. Les grosses jambes se touchent et verrouillent l’entrée. J’ai fini par me relever après avoir réussi à échapper à un rêve — passé lourd. Tambour bâtant les hanches, Machine à laver. Signal nocturne. La photo d’un bain au carrelage rouge et blanc. Un espace pour la présence radicale — Il y a toujours un démon qui sommeille sous la boucle d’étain. S’endormir avec Rachmaninov.


Le pouvoir rouge

Il y a bien plus de vingt ans, maintenant. Je repense à tout cela tard dans la nuit — et puis… Je rêve que je suis au centre d’un cercle sacré et que John Trudell a de la peinture sur le visage. Le bateau fait le tour d’Alcatraz et du Pouvoir Rouge en lettres capitales. À l’aube, face au rocher, je fume une cigarette avec un clochard céleste — sa compagne dort encore sur la berge. Un Chinois ramasse de l’aluminium. Les phoques ronflent encore sur des palettes. Le câble tendu transporte la foule à l’entrée du dôme, où deux lions somnolent bruyamment. La veille, j’ai fumé une cigarette avec un jeune Navajo à Monument Valley. Une trottinette en plastique au bord de la route turquoise.


Un bain de sang

Le goût du sang sur le palais — perdre une dent. Craquement — la pince chantante. La langue endormie. En bas de l’immeuble, dans un recoin, la muse plante un arbre mort. Elle s’accroche à mes rêves et je ne sais qu’en faire. Craquement (la muse rampante). La langue endormie entre les jambes.


Sagesse du fond

La sagesse pousse derrière les molaires. Je ne suis pas celui qui, lors de la dernière éclipse, vomissait de la bille cosmique après avoir ingurgité une mixture chamanique. Je ne suis pas celui qui, lors de la dernière pleine lune, récitait des mantras champignons hallucinogènes dans les sous-bois nus. Je ne suis pas celui qui, lors de la dernière éruption solaire, vénérait les idoles de plasma en implorant leurs braises de consumer ses ombres intérieures. Je ne suis pas celui qui, lors du dernier solstice détraqué, s’enduisait le front d’une poussière d’étoiles volée aux rêves des comètes. Je ne suis pas celui qui, à l’aube des marées inversées, dansait pieds nus sur les pierres chaudes en appelant les esprits d’un monde qui ne répond plus. Non, je ne suis pas de celui qui ! Je suis un autre qui ne sait pas qui (il est). Les rituels obscurs grattent l’émail et le plomb, le composite plaqué sang, et les outils qui glissent entre les dents. La radio masque la roulette par un autre carnage. Je n’ai que faire de la chute du monde — demain la sagesse du fond arrachée. Elle pousse derrière les molaires et l’abcès perse.


Déjà-vu

Le mystère est vaste. La première impression en entrant dans la salle d’attente est celle d’un déjà-vu — les corps mouvants-lents-dégoulinants avec la charge lourde d’une vie trop rude. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière gorgé de souvenirs — non, mais d’un simple déjà-vu. Les machines pompent l’essence : le prix a augmenté pour le carburant des veines. Les places vides offrent un espace aux sources de l’obsessionnelle absence. Cette absence-là. L’absence des dernières œuvres rachitiques. Les chaises colorées à la peau pâle-pastelles. L’image qui transperce est parfaite (un médaillon sacré pour un os cassé). Instantané et Voie lactée, galaxie immense en spirale barrée d’étoiles — souvent mortes de solitude et de froid. Nous avons vu le vide et au-delà : un trou noir.