Pourtant, tu avais prévu d’aimer. Aimer la vie, l’avenir et, dans une moindre mesure, l’humanité.
De ta naissance – en mauvais né – il ne restera que la mort – un enfant abandonné – une mère de l’autre côté – un échange de vie – un sacrifice – deux sacrifiés.
Elle est partie sans pouvoir te serrer, t’aimer à t’étouffer.
Un premier son de l’extérieur – un bref soupir qui s’éloigne à ton premier cri – un transfert d’âmes.
Combien de fois dans ton regard, j’ai aperçu le vide – tu as bien essayé, mais le gouffre désespéré ne s’est pas comblé.
Alors, nous sommes peut-être quand même vivants – de temps en temps.
Et après tout, ne sommes-nous pas juste des ombres de passage qui, de temps à autre, se révèlent à la lumière.
C’est lors de notre dernière rencontre que tu m’as préparé à ton absence. Dans ton regard qui se glaçait, à travers cette pellicule sombre qui se formait sur ta rétine, le vert de tes yeux brillait encore de vie. Je t’ai dit que tout allait bien se passer, comme pour te préparer au voyage. D’un hochement d’épaule, tu m’as retourné mon présage.
Encore et encore – un élément blanc de porcelaine – un refrain qui voyage, de couloirs en couloirs – l’hôpital, l’odeur et quelques images abstraites sur des murs pelés.
Un mois d’avril, bientôt mai.
Il n’y a pas d’autre façon de partir qu’un simple hochement d’épaule. Une fois pour un oui, une fois pour un non. Tout est là, dans le non-sens d’une question sans réponse. Comment vas-tu dans ce lit mortuaire ? La moitié du corps en voyage. Le souffle de la mort empoisonne le peu de vie qu’il te reste. Tu n’as jamais été aussi sacré qu’à cet instant où tu t’effondres.
Le soleil te force à plisser les yeux. On dirait que tu portes un ilgaak, ces lunettes de neige inuits en os de caribou. De ton regard magnétique, il ne reste à cet instant que deux traits fins qui laissent à peine passer la lumière. Tu la retiens cette lumière, pour qu’elle ne t’échappe et que tu puisses briller fort à l’intérieur.
Beaucoup d’efforts, une vie de quête.
Mercredi matin, du haut de la colline / Mon roi abandonne le champ de bataille / Percé à l’épaule, le teint pâle / Fortifications abandonnées aux funérailles
Nous avons perdu trop de combats / Combats inutiles à s’en déchirer les entrailles
Tu as beau dire que tout roule, / Que tu vas bien / Les larmes sur ton visage s’écoulent / Tu sers ma main
Je vais te construire un arbre funéraire / Et de sa cime tu pourras voir la vallée / Au sommet de cette colline / Que tu as tant peint - tant aimé
On y fera des fêtes sensuelles / Des rituels avec les anges et les damnés / Au milieu des bois et des ruisseaux / Au pied de tes racines comme des toiles d’araignée / Nous célébrerons ta sagesse infernale et ta beauté
Avec des mots comme des poussières / un chemin de silence
Silence / une force troublante au centre du feu / Des masques de peinture blanche / sacrifice simulé en devenir / Alignés sur le sol, elles forment un cercle
Éphémères sont les gouttes de diamants / Suspendues et condamnées / Dans une belle indifférence elles glissent comme un soupir / Avant la mort enlacée et dans l'espoir de renaître
Oserez-vous les regarder une nouvelle fois pour ne pas les perdre ?
Je me suis allongé sur un tapis de clous et de verre / Une paillasse punitive pour expier mes péchés / Et mon sang de vipère a coulé / Une offrande / une prière... / Un culte dépravé !
O sacrifice point de sagesse / O sang vidé / Même le désert est rassasié
Regarder les enfants escalader les nuages et se brûler la peau au soleil / Abandonner le présent et le futur comme on abandonne la roue / Le passé reste une blessure qui ne cesse de suinter avec amour / Avec amour, avec amour, avec amour
Et la belle absence passe à pas lents / Ignorant mes yeux fous et mes cris / Toi l'inconnu (le roi déchu) je t’écris / Ces tristes griffures dans le vent - En direct / De ma solitude de charmeur de serpents
On regarde tous ensemble, tous ensemble / Vers la même direction sauvage et sacrée / Une spirale d’événements brûlants abandonnés / Et de nulle part surgissent des chevaux en feu / Chevauchés par des cavaliers mythiques décharnés / Une horde de faux armés
De la plateforme érigée / Ils emballent ton corps dans la fumée / Du miel et du feutre pour te ressusciter / Samsara, Samsara, Samsara
Les appareils qui respirent – pompes artificielles sombres, essentielles pour souffrir.
Un centre sombre, un cœur noir, comme un morceau de charbon, du noir de fumée qui se broie et qui coule d’encre sur la lumière de papier. Tout autour de lui, encerclé, les pétales d’un lotus sacré montent la garde. Et puis, il y a cette voix d'outre-tombe, celle d’un père en voyage de l'autre côté, qui voyage ailleurs, un autre ailleurs, un ailleurs proche d'où s'échappe cette autre voie, qui résonne et qui montre une direction, un chemin.
Le voyage du silence, magnifique présence bien à l'abri dans l'absence.
J’ai choisi de porter ta croix, de bois et de noblesse, sans fioritures comme toi, sans garniture mystique, du simple bois. Ils ont scellé ton cercueil comme pour t’empêcher de revenir, à la cire chaude, rouge vif.
Il a fallu que tu partes pour que je sente le parfum de ton âme.
Ta canne est peinte de coquelicots et de fleurs exotiques. Du rose et du bleu, du vert et beaucoup de rouge sur un fond sombre comme ta mémoire. Une longue canne en bois précieux avec un pommeau de vigne. Elle sent encore l’huile, la térébenthine et le vernis, toutes ces odeurs qui imprègnent ton atelier de peintre.
Face-à-face, on se regarde, on se voit, on se redécouvre, on se dévoile et on s’absente. Nous laissons enfin la place à l’émotion, au simple partage, à ces silences qui deviennent nos plus belles discussions. Sur ta chaise de camping blanche, légèrement voûté par le poids des années, tes yeux pétillent à chaque éclair de lucidité, à chaque souvenir d’été. Je te regarde et pourtant tu n’es plus là. Tu es un autre toi. Un autre toi en voyage. Tu as abandonné tout ce qui n’était pas toi. Peut-être est-ce vraiment toi ? Le vrai toi. Celui que tu caches depuis toujours à l’intérieur. La maladie a-t-elle réellement ce pouvoir de faire tomber les façades ? Je regarde un père dont il ne reste que l’âme profonde, le souffle du vivant, le sourire d’un enfant.
En bas, dans des sacs de chantier – des sacs à gravats, des ouvriers ont entassé des corps. Cela fait des jours que tu les observes. Un balai mortuaire. Ils viennent tôt et ramassent les morts de la nuit, ceux qui succombent aux arbres, étouffés par les racines. Puis, ils les mettent dans les sacs. Les monstres font l’amour, juste au-dessus du charnier. Parfois, il n’y a rien, que des sacs vides. Les âmes sont encore dans l’écorce, elles restent tapies pour échapper aux ouvriers. Tu ne sais pas. Tu ne veux pas tout me dire. Il y a des choses qui ne se disent pas, des choses sacrées.
Peinture, os et plumes. Les sorciers indigènes dansent dans l’arrière-cour. Ils ont fait un feu de joie, un cercle sacré. Des incantations et des contorsions, certainement des prières à un dieu, ou plusieurs. Le rituel s’éternise et te donne mal au crâne. Tu les devines dans l’ombre. La salle à manger se remplit de formes et de vibrations. Ils envahissent ton espace et attrapent ta tête pour la faire tourner. Une transe forcée, bien orchestrée. De longs moments d’absences où le temps s’allonge et s’enfonce. Au ralenti. Tout est d’une lenteur extrême. Tu regardes par la fenêtre le bâtiment d’en face, un ancien pensionnat reconverti en maison de retraite. Aujourd’hui, il est en réhabilitation pour en faire des logements sociaux. Les pensionnaires ont été déplacés quelque part. Tu ne sais pas où. Ils ont simplement disparu.
La couronne est d’or et de poussière. Elle orne ta tête depuis ton départ – un air royal, de la sainteté peut-être !?!
Les fruits pourrissent et tombent dans la gueule du tigre – Mahamrityunjaya.
Mais quel est donc ce karma qui nous enlève l’être aimé ? / Les caméras sont déjà sur place pour filmer / Mais il n’y a pas de royaume caché / Pas de royaume caché
Juste un arbre mort perché.
Il y a ce réel qui a changé de temporalité. Et que le temps a changé ! En bout de table, les yeux rivés sur la lumière qui traverse les rideaux passés, derrière les fenêtres – la baie vitrée, les ombres monopolisent les connexions électriques de ton cerveau. Tu es dans la présence pure, la pure présence de ton absence. Ensemble séparément. Ils dansent encore pour toi. Je tente une discussion – la vie, la politique et les passions communes, mais tu t’échappes de plus belle après quelques maux mélangés. Sur tes lèvres, ce grain de beauté rosé qui s’accroche, au bord du vide, comme un premier mot prêt à sauter dans l’abîme. Nous parlons de peinture que tu as peinte et oubliée. D’aplat d’huile orangé. D’arbres qui étouffent une petite cabane dans les bois, dont la cheminée expulse la pression accumulée. De la peinture encore et encore... Toujours.
Un lac bleuté qui s’ouvre sur la mer – dans le ciel, quelques nuages roses se détachent sans raison apparente, sans reflets, rajoutés par mystère, pour le mystère – peut-être les fleurs du bas, regroupées comme une armée, du rouge et du rose, de l’oranger. La verdure envahit les bords du lac, elle s’accroche sur le rivage et semble le grignoter. Un tableau monde qui protège aujourd’hui l’entrée de mon sanctuaire. Il se dégage de cette œuvre une atmosphère divine. Toute une vie à chercher pour trouver au bord d’un lac, le trait juste, le juste sacré.
La tête s’envole, mais le cœur garde la mémoire. Les os blanchissent par manque de lumière. Je regarde le vent du large aspirer tes cendres. Un nuage de toi s’envole vers la plage, un autre se noie dans le bleu de l’océan. Tu es partout et nulle part à présent. La surprise d’une pointe de flèche qui se plante dans la vie. J'ai cette photo de toi, tu es jeune, une chemise blanche à la sortie de l’enfance. La mèche rebelle, un léger sourire au coin des lèvres.
Père, tu ressembles à mon fils.
En guise d’adieux, nos deux fronts en communion, chacun de son côté du monde, chacun dans sa temporalité. Ensemble séparément.
Les petites choses de la vie ont le pouvoir d’être immenses. Sur le rebord de la fenêtre glaciale, un verre et ta paire de lunettes. Nous aimions écouter John Lennon ensemble. C’est moi qui t’avais annoncé sa mort, un soir d’adolescence.
Toutes ces années où je n’ai fait que t’effleurer... As-tu souffert de mon absence ? Les plus belles questions sont celles qui restent sans réponse. Elles ont le pouvoir de créer des mondes imaginaires.
N’y pense plus et laisse-toi aller – un mouvement d’épaule - je me souviendrai / Et bientôt un crâne de moine / une barbe sage / longue comme des funérailles
Salut l’ancien, au revoir / Étrange encore de penser à toi – et tout ce temps passé – marcher ensemble sur ce trottoir / Juste en face de cette vitrine – des centaines de vinyles / Encore et toujours des vinyles
Nous fumions ensemble des cigares / Le voile est tombé un jour sur ta mémoire / La fumée a fini par tout envelopper
N’imagine pas un seul instant / Que j’oublierais ta voix / Les crayons sur la table pour les petits-enfants de passage
Cette voix rauque et puissante / Les couleurs sur le papier / Une simple croix blanche – un peu de goudron et / De la poussière dans la mer
Dans la rue, sur le parking, sous la pluie battante, au passage piéton, des petites silhouettes fragiles se croisent, entre peine et espoir.
Un mois d’avril, bientôt mai... Bientôt mai.
Pour Christian Leyval (1947/2021)
— 21/04/2025