En terrasse. Sur la table à côté, un verre bien seul est resté après le départ de ce voisin de lecture. Il ne reste qu’un glaçon au fond du verre qui prend son temps pour fondre au soleil. Un livre d’histoire entre les mains, ce passager d’un instant, plongé dans son imposant volume guerrier – cent ans bien sûr, n’a qu’un instant décroché le regard de ses pages ensanglantées. Un instant pour compter les glaçons en pleine noyade dans une eau citronnée. Aucun signe d’errance, aucun geste pour la serveuse, juste un froncement de sourcil en remerciement. Les livres vous emportent au Moyen Âge, parfois violemment.
La fonte d’un glaçon est un acte de résistance. La lutte pour la survie et pour garder une forme solide. Et pourtant. Y a-t-il une meilleure représentation du cycle de la vie ? D’un état à l’autre. Liquide, il semble fragile, mais c’est dans la solidité qu’il est le plus vulnérable. Il fond lentement. La mer l’attire comme la terre penche le vieillard.
Un glaçon – tout comme le roseau qui plie, mais qui ne rompt pas – peut devenir un maître, une grande source d’inspiration, un guide et un chemin. C’est dans les petites choses du quotidien que l’on trouve les signes du divin.
Patiemment, j’ai observé ce cube de glace jusqu'à sa dissolution alchimique. Un moment suspendu. Puis, j’ai pensé à cette citation de Gampopa, un sage Tibétain du XIe siècle :
« Au départ, il faut être poursuivi par la peur de la mort comme un cerf qui s’échappe d’un piège. À mi-chemin, il ne faut rien avoir à regretter, comme le paysan qui a travaillé son champ avec soin. À la fin, il faut être heureux comme quelqu’un qui a accompli une grande tâche » — Gampopa Sönam Rinchen
Un cerf, un paysan et un glaçon qui fond dans l’instant présent. Béatitude. C’est toujours une expérience – un changement de vue. Je ne vois pas d’autre mot pour indiquer cette métanoïa froide : une expérience !
Sur le sommet, il ne reste qu’une vague craquelure, une fissure, une crevasse qui mène à l’océan. Toutes les montagnes sont creuses.
Fissurer la glace – grâce à vous, la surface peut s’enrichir, il suffit pour cela de renseigner votre position sur la carte. Une chaîne de sommets à perte de vue et la neige - éternelle.
Et puis le vent / l’étendu blanc / le givre sur les dents
Regarder au loin les lignes qui se mélangent – le haut et le bas n’ont plus aucune importance. Un nouveau monde s’ouvre. La table est ronde comme un nid et, au centre, le verre de glace s’impose comme une allégorie. Je ne sais plus où donner de la tête, à l’envers, en retour... Une chose étrange se passe. Un froid intense. Une possession. Un temps d’arrêt. Ce n’est que quand le plateau circulaire sera vide que les minutes s’écouleront à nouveau.
Le temps lent. L’ocre de la terre et la poussière d’étoiles. La poussière qui stagne au-dessus du sol. En suspension au-dessus de l’ombre. L’ombre d’un moine qui se hâte vers un repas. En arrière-plan, un grand singe gris et blanc qui se balance et plie les arbres au ralenti. D’arbre en arbre, il se déplace vers les grilles du temple – le sanctuaire. Et la poussière qui stagne. Et l’air qui pèse de tout son poids et qui compresse les poumons et l’esprit. Dans le ciel, un aigle trace des cercles dans les nuages. Il ouvre un passage.
La pleine conscience.
— 30/04/2025